dimanche 10 janvier 2021

 

ETUDE  MECANIQUE  DE  L'ESCALIER

DE  LA  CHAPELLE  LORETTO  A  SANTA  FE

(Nouveau Mexique - USA)

 

 Auteur : michelfrance - Copyright 2021

Indice de révision : 0 (version initiale) - 10/01/2021

 

 

 

 

 

Résumé

 

La chapelle Loretto à Santa Fé, comporte un escalier en bois en colimaçon qui étonne les visiteurs par ses qualités ornementales. Nombreux sont ceux aussi qui s'interrogent sur la manière dont cet ouvrage peut tenir debout, au point que certains, dont les sœurs qui en ont demandé sa construction vers 1880, le considèrent comme miraculeux et l'attribuent à Saint-Joseph en personne, le saint patron des charpentiers. L'objet de cet article est d'évaluer la solidité de cet ouvrage à l'aide de calculs mécaniques aux éléments finis. Le lecteur qui ne souhaite pas prendre connaissance des détails techniques, pourra consulter directement les conclusions au §6. Le lecteur est invité également à prendre connaissance du § "Avertissements" en fin d'article.

 

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0. Références

[1] Bloc-Notes 14/19 : Le mystère de l’escalier de la chapelle de Santa Fé - 13 avril 2019 - www.cetait-mieux-demain.fr/bloc-notes-14-19-le-mystere-de-lescalier-de-la-chapelle-de-santa-fe/

[2] Mysterious staircase at Loretto chapel - Article de David Mikkelson - 3 mai 2007 - www.snopes.com/fact-check/stairway-from-heaven/

[3] Petit traité d'escalier pour l'air du bois - Sylvainlefrancomtois - 2016 -

www.lairdubois.fr/pas-a-pas/237-petit-traite-d-escaliers-pour-l-air-du-bois.html#1008-histoire-et-generalites-de-l-escalier

[4]  Quel est le mystère derrière l'escalier de la chapelle Loretto ? - Quora 31/12/2019 -

fr.quora.com/Quel-est-le-myst%C3%A8re-derri%C3%A8re-lescalier-de-la-chapelle-Loretto

[5] Guide technique pour la conception d'un escalier en colimaçon - BibLus -biblus.accasoftware.com/fr/guide-technique-pour-la-conception-dun-escalier-en-colimacon/

[6] Mesure des constantes élastiques du bois d'épinette noire dans des conditions d'équilibre du séchage à basse température - Mémoire établi par Carmen Mariella de la Cruz Sanchez - Université Laval Québec 2006

[7] Fabrication d'un limon courbe - Chaîne Youtube de Samuel Mamias - www.youtube.com/watch?v=_HmwPBNGY0k

[8] Principles of Wood Science and Technology - Volume 1 Solid Wood - Springer-Verlag, New York - Kollmann F. and Cote W. - 1968 - doi.org/10.1007/978-3-642-87928-9

 

1. Objet de l'étude

La chapelle Loretto de Santa Fé au Nouveau Mexique comporte un escalier ornemental en colimaçon qui attire chaque année près de 250 000 visiteurs. Cet escalier étonne par son élégance et laisse perplexe le spectateur concernant sa solidité, notamment du fait de l'absence d'un pilier central et d'un mur d'échiffre. Des charpentiers et architectes ont eux-mêmes émis des doutes concernant sa tenue mécanique et auraient prédit sa destruction à la première utilisation. Rarement utilisé (le public n'y a pas accès), cet escalier est toujours en place depuis 140 ans.

Je n'ai pas trouvé de références de calculs permettant de juger de la solidité de cet escalier. L'étude présentée ici a donc pour objectif de fournir au lecteur des éléments plus scientifiques que de simples opinions. Basée sur une méthodologie de calculs aux éléments finis, cette étude présente des résultats en comportement statique ainsi qu'une analyse modale (vibrations).

 

2. Rappels concernant la construction de l'ouvrage et contexte historique

Mon propos n'est pas d'exposer les évènements relatifs à la construction de cet escalier. Le lecteur trouvera en références [1] et [2] des récits de la construction de cette chapelle Loretto et des mystères de son escalier ornemental.

Nous allons donc nous intéresser ici à cet ouvrage en bois à colimaçon situé à l'entrée de la chapelle et qui permet d'atteindre le jubé situé environ 6,7 m au dessus de la nef. C'est un escalier constitué de 2 limons courbes en forme d'hélice. Il n'y a pas de pilier central au sens traditionnel d'un pilier mais les spécialistes savent que le limon intérieur de forme hélicoïdale constitue une poutre verticale participant à la tenue générale de l'ouvrage. Pour simplifier, celui-ci peut-être perçu comme une poutre de forme complexe, encastrée à ses 2 extrémités, et sollicitée en flexion par des charges (les usagers) se déplaçant sur sa fibre supérieure.

Le limon de jour (celui de plus grand rayon) est du type "limon à l'anglaise", aussi appelé "limon à crémaillère", formé d'une poutre de section rectangulaire taillée en crémaillère sur laquelle les marches sont fixées. Le limon intérieur est un "limon à la française", formé d'une poutre de section rectangulaire dans laquelle les marches et les contre-marches sont encastrées totalement à leur collet dans des rainures.   

Lors de son achèvement vers 1880, l'escalier reposait seulement sur le sol et le jubé par ses 2 limons. Le limon intérieur comporte en partie basse un pilastre ornemental courbe destiné à stabiliser l'ancrage mais aussi à répartir la pression de l'ouvrage sur le sol.

Vers 1887, l'escalier a été complété d'un garde corps et de 3 corbeaux coudés en acier servant à fixer l'escalier, pour l'un à l'une des colonnes en pierre qui supporte le jubé et pour les 2 autres au mur de la nef. Les balustres semblent en fonte et sont fixés à l'extérieur des limons comme cela se fait pour les escaliers "à l'anglaise". Les sœurs auraient également fait poser à cette époque dans le vide laissé par les marches et contremarches, un mélange de plâtre et de crin de cheval destiné à donner de la rigidité à l'ouvrage.

Ces choix architecturaux font globalement de cet ouvrage un escalier "à l'anglaise" qui a pu être réalisé par un escaliéteur immigré d'Europe. Ce type d'escalier ornemental en bois sans pilier central est courant en Europe depuis le XVIIIème siècle. Il est possible que vers 1880, ce type d'ouvrage était inconnu au Nouveau Mexique. Le lecteur trouvera plusieurs modèles d'escalier similaires dans les banques d'images accessibles sur Internet. Le lecteur pourra également consulter cet excellent petit traité en référence [3] pour de plus amples informations techniques concernant la construction d'un escalier.

Le dimensionnement de l'escaliéteur a permis d'obtenir un ouvrage ornemental et confortable à emprunter, tout en occupant un encombrement minimum dans la nef. Afin de rendre l'ouvrage plus esthétique, un joli placage décoratif, probablement en sycomore, une variété d'érable courante en Amérique du Nord, a été placé sous les marches.

Lorsque l'escaliéteur a quitté son chantier dans des circonstances mystérieuses, il n'avait pas achevé l'ouvrage. En effet, celui-ci ne comportait pas de garde corps et ne pouvait donc pas être emprunté sans risque élevé de chute par un usager peu familiarisé à utiliser quasiment un échafaudage. Des sœurs ont raconté avoir été terrorisées à l'idée de l'utiliser et les plus téméraires ne l'auraient emprunté qu'à quatre pattes. De plus, l'escalier devait se déformer et peut-être osciller sous la charge car il ne comportait ni cage, ni mur d'échiffre, ni poteaux intermédiaires, ni le moindre corbeau le liant à la chapelle en dehors des extrémités des limons.   

 

3. Géométrie et hypothèses associées

A défaut des plans de réalisation de l'ouvrage qui n'existent probablement pas, le modèle 3D de la présente étude a été construit à partir de cotes glanées sur Internet. Il y a malheureusement des incohérences entre ces valeurs. Par exemple, la hauteur de l'escalier est-elle de 20 ou 22 pieds ? N'est-il pas étrange que l'escaliéteur ait opté pour 33 marches sur 2 tours complets, soit 16,5 marches par tour, un nombre qui n'est pas entier ? Hors les photos semblent montrer que les marches sont bien alignées verticalement les unes au dessus des autres. Les photos semblent montrer aussi que l'accostage de l'ouvrage avec le jubé comporte quelques marches supplémentaires au développé hélicoïdal.

J'ai donc tenté de faire au mieux avec ces valeurs en reconstruisant un ensemble de valeurs cohérentes qui ne doivent pas être trop éloignées des valeurs réelles et suffisantes pour avoir des résultats réalistes. Rappelons que cette étude ne constitue nullement un document justificatif réglementaire qui nécessiterait un relevé de cotes précis.

Voici les cotes adoptées :

- Hauteur de l'escalier : 6096 mm soit 20 pieds

- Nombre de tours : 2 soit 720° - Orientation de l'hélice sens horaire montant

- Nombre de marches : 33

- Hauteur de marche : 184,7 mm (6096/33)

- Rayon externe du limon de jour : 1070 mm (environ 7 pieds)

- Rayon interne du limon intérieur : 295 mm  

- Section du limon intérieur : Largeur 60 mm x Hauteur 390 mm

- Section du limon de jour : Largeur 60 mm. La hauteur est variable car taillée en crémaillère.

- Rayon des marches à leur collet : 355 mm

- Rayon extérieur des marches : 1010 mm

- Giron : variable, compris entre 130,6 mm au collet et 386,1 mm au limon de jour

- Blondel : compris entre 52,6 cm et 75,6 cm  

- Épaisseur de marche : 3,8 mm (1⅟2 pouce valeur courante en Amérique)

Par simplification, les contremarches ne sont pas modélisées. Réalisées certainement en planche de plus faible épaisseur que les marches, on a supposé qu'elles ne participent que marginalement à la tenue mécanique de l'escalier.

L'accostage des limons au jubé n'est pas connu et n'est donc pas modélisé. Il en est de même pour le pilastre situé au plan de la nef et son raccordement au limon intérieur.  

Les limons sont réalisés en plusieurs pièces de bois sculptées raccordées par 9 entures pour le limon de jour et 7 pour le limon intérieur. Les entures visibles sur certaines photos sont de forme courante et encore pratiquées au moins en Europe. Nous ne savons pas si ces entures intègrent des tiges filetées. Celles-ci ne sont pas modélisées dans cette étude. On a supposé que les entures sont assemblées par des chevilles à tire pour former des encastrements mécaniques parfaits.

Il y a une large zone des marches où la ligne de foulée hélicoïdale respecte le critère usuel de l'architecte français Blondel datant de 1675 (1 giron + 2 contremarches compris entre 60 et 64 cm). Ceci montre que l'escalier est confortable à emprunter.

On notera aussi que l'échappée de tête est supérieure à 2 m puisque le pas de l'escalier est de 3,35 m.

L'escaliéteur n'aurait pas utilisé ni clous ni vis ce qui est étonnant pour la fixation des marches sur les limons, et des contremarches. L'assemblage aurait donc été effectué complètement par chevillage car les sœurs ont indiqué que l'escaliéteur n'aurait pas utilisé non plus de colle ce qui est conforme à l'état de l'Art pour la construction d'escaliers. Rappelons qu'à cette époque, l'utilisation de colle de peau, de nerf ou d'os était courante et permettait d'excellents assemblages à chaud, toujours utilisés aujourd'hui par les ébénistes et restaurateurs.

 

4. Propriétés mécaniques du bois utilisé pour l'ouvrage

Vers 1880, l'escalier de la chapelle Loretto n'a certainement pas fait l'objet ni d'un dimensionnement selon un code de construction, ni même d'utilisation de sciages classés. Néanmoins, vue la qualité architecturale de l'ouvrage, celui-ci a été réalisé selon des règles de l'Art qui devaient être bien maîtrisées par l'escaliéteur et qui garantissaient une bonne qualité d'ouvrage. On peut y reconnaître l’œuvre d'un compagnon qui a su choisir et mettre en œuvre le matériau pour l'ouvrage ornemental complexe qu'il réalisait.

A partir d'un petit échantillon récupéré en partie haute de l'escalier, des analyses ont montré que les parties principales de l'ouvrage seraient en bois d'épinette. La variété précise de l'épicéa n'est pas connue avec certitude. Il s'agit donc d'un bois résineux couramment utilisé en charpenterie car très résilient et d'un bon rapport poids/performance.

Pour information, de nos jours, les bois issus des sciages destinés à la charpenterie de structure doivent être classés et les ouvrages sont calculés en Europe selon le code EUROCODE 5. En France, les bois sont débités et classés selon la norme EN 338. Trois classes de structure sont utilisées en charpenterie d’épicéa : C18, C24 et C30 de résistances mécaniques à la rupture en flexion de respectivement 18, 24 et 30 MPa.

Le bois est un matériau qui a un fil et est donc anisotrope sur le plan mécanique. Les performances peuvent même varier considérablement entre le sens du fil et le sens perpendiculaire à ce même fil. Plusieurs recherches ont démontré que l’axe du fil est le plus résistant, suivi de l’axe radial et enfin de l’axe tangentiel. Le rapport EL/ER varie pour les conifères de 40,6 à 182,0 (voir document en référence [8]).   

Cette caractéristique complexifie l'étude aux éléments finis car le logiciel utilisé ne permet pas de prendre en compte un matériau anisotre. Néanmoins, comme l'escaliéteur a utilisé les sciages dans des coupes adaptées aux fonctions mécaniques des différentes parties de l'ouvrage, il est possible de faire des calculs réalistes avec un matériau équivalent. Celui-ci a été défini à partir des résultats du document en référence [5] concernant l'épinette noire susceptible d'approcher au mieux l'essence réellement utilisée. L'escalier étant situé à l'intérieur d'un bâtiment tempéré, en partie chauffé comme le montre les photos, nous pouvons admettre que l'hygrométrie du bois varie selon la saison entre 7 et 12% environ.

Voici les caractéristiques mécaniques retenues :

- Masse volumique : 450 kg/m3

- Module d'Young (moyenne EL vers 15% Hyg.) : 12 GPa

- Coefficient de Poisson (moyenne νLR νLT)  : 0,03

- Résistance mécanique à la compression : 40 à 50 MPa

- Résistance mécanique à la traction : 80 à 90 MPa

- Résistance mécanique à la flexion : 65 à 77 MPa

- Résistance mécanique au cisaillement : 5 à 7,5 MPa

 

5. Modélisation

Le logiciel open source FREECAD v0.18 est utilisé pour réaliser le modèle physique et les calculs.

 

5.1 Modèle géométrique 3D

La construction du modèle est effectuée principalement avec les fonctions "Protrusion" et "Extrusion" de FREECAD. Pour faciliter des études de sensibilité, le modèle géométrique est paramétré avec une "spreedsheet". Les formes de base (section des limons, profil des marches) sont simples et faciles à réaliser avec les outils de l'atelier "Part Design". L'atelier "Draft" avec la fonction "Array" permet de répéter les solides de base telles les marches. L'atelier "Part" permet de réaliser les 2 limons, d'abord avec la création des 2 hélices puis par balayage des sections selon ces hélices. Ce même atelier permet ensuite l'assemblage des différents solides élémentaires. Voici le solide final ainsi que le modèle FREECAD pour les lecteurs qui souhaiteraient réaliser des calculs par eux-mêmes :  

Vue isométrique du modèle 3D
Objets FREECAD 

 

 

 

 

 

 

 

                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    


 

 

5.2 Maillage

Le maillage est obtenu avec le mailleur NETGEN intégré à FREECAD. Le raffinement choisi conduit à 237 827 nœuds et 126 598 volumes, bon compromis entre précision et temps de calcul sur un ordinateur personnel (INTEL Core i7 - RAM 8Go). Les vues ci-dessous représentent le solide maillé en vue isométrique et en vue de dessus :

Vue isométrique du maillage

       

 

 

 

 

 

 

 

 Maillage en vue de dessus légèrement oblique                                                                       
  

5.3 Calculs mécaniques

La résolution du modèle physique, tant pour les chargements statiques que pour l'analyse modale, est effectuée avec le solveur CALCULIX intégré à FREECAD v0.18.

 

5.3.1 Calculs statiques

Il s'agit de vérifier la tenue mécanique de l'escalier sous différents chargements statiques. Deux cas ont été étudiés :

- Cas n° 1 : il s'agit d'un chargement en exploitation normale correspondant à un seul usager qui emprunte l'escalier.

- Cas n° 2 : le chargement correspond à une exploitation exceptionnelle correspondant à 15 personnes immobilisées sur des marches différentes de l'ouvrage.

 

5.3.1.1 Étude du cas n° 1

Un usager d'une masse de 100 kg est supposé immobilisé sur la 17ème marche (milieu d'escalier) et sa masse uniformément répartie sur cette marche. Le poids propre de l'ouvrage est pris en compte dans le calcul. L'escalier est dans sa configuration initiale de 1880 donc sans les corbeaux.

Concernant les déplacements de l'ouvrage, comme on peut le pressentir, l'escalier s'affaisse légèrement et se déporte dans la direction radiale de la personne. Le déplacement maximal radial est de 7,8 mm et l'affaissement maximal est de 3,95 mm. Voici une représentation colorée des déplacements le long de l'axe vertical :

 

Vue isométrique des déplacements verticaux amplifiés (négatifs en bleu et légèrement positifs en jaune et rouge)
   

Vue des déplacements amplifiés en x et y. La couleur illustre le déplacement vertical.
 


 

 

 

 

 

 

 

 


Il peut paraître étonnant que l'escalier s'élève un peu (+ 0,15 mm) dans sa partie supérieure sous l'effet de la charge. Cela est du au limon intérieur qui plus bas prend une torsion qui entraîne une inclinaison dans sa partie supérieure provoquant le relèvement du limon extérieur via le couplage par les marches.

Concernant les contraintes mécaniques, les 2 limons sont peu sollicités, la contrainte de Von Mises est en tous points inférieure à 1,5 MPa. C'est la marche qui supporte le poids de la personne qui est la plus sollicitée. La contrainte maximale se situe au niveau du collet de cette marche et vaut moins de 20 MPa (Von Mises). Dans la réalité, cette contrainte est sensiblement plus faible car la contremarche, ici non modélisée, limite beaucoup la flexion de la marche.



 

 

 

 

 

 

 Visualisation de la contrainte équivalente de Von Mises sur une échelle de 0 à 3 MPa. La contrainte plus élevée au collet de la marche sollicitée apparaît en rouge au centre de l'image.

 

En conclusion, les contraintes dans ce cas de chargement sont nettement en deçà des limites acceptables. Les déplacements restent trop faibles pour que l'usager les perçoive lorsqu'il emprunte l'escalier.  

 

5.3.1.2 Étude du cas n° 2

Il s'agit d'un cas de chargement exceptionnel. Il existe une photo ancienne et postérieures à 1887 où l'on peut voir 15 sœurs dans l'escalier immobilisées sur des marches toutes orientées vers la nef. Par rapport à son axe, l'escalier subit une charge qui tend à le faire basculer plus fortement côté nef. On a supposé que le poids moyen des sœurs est de 50 kg.  Le poids propre de l'ouvrage est pris en compte dans le calcul. L'escalier est dans sa configuration de 1880 donc seul sans les 3 corbeaux qui le retienne. Il s'agit donc d'un cas d'étude beaucoup plus pénalisant, d'autant que le garde corps n'est pas modélisé bien qu'il contribue favorablement à la raideur de l'escalier.

Les quatre sœurs placées sur les premières marches en bas comme les quatre autres près du jubé n'ont que peu d'influence sur la mécanique de l'ouvrage car elles sont situées près des points d'encastrement de l'ouvrage. Seules le sept sœurs placées en milieu d'escalier contribuent réellement au déplacement de l'ouvrage. L'affaissement maximum est de 8,25 mm. Le déplacement radial orienté vers la nef atteint au maximum 16,5 mm.

 Vue isométrique des déplacements amplifiés
Vue de dessus des déplacements amplifiés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour ce 2ème cas de calcul, les contraintes dans les limons restent encore faibles. On a visualisé ci-dessous la partie courante de l'escalier sur une échelle de contrainte de Von Mises de 0 à 6 MPa.




 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Note : Les 2 zones de plus fortes contraintes du limon intérieur qui apparaissent en rouge résultent de la modélisation simplifiée aux encastrements. Pour mieux évaluer ces contraintes locales, il conviendrait de modéliser plus en détail ces zones, dont le pilastre et l'accostage au jubé.  

 

En résumé, pour ce cas n° 2, les déplacements restent encore tolérables bien que plus significatifs et probablement perceptibles. Les contraintes mécaniques sont faibles.

 

Conclusion de l'étude statique : Les 2 calculs réalisés permettent d'évaluer les contraintes et les déplacements de l'ouvrage lors de situations de chargement normale et exceptionnelle. Dans les 2 cas, les dimensions des 2 limons assurent avec un coefficient de sécurité suffisant, la tenue de l'escalier, même dans sa configuration de 1880, sous ces charges d'exploitation .

Néanmoins, le bois étant un matériau flexible et susceptible de se déformer de manière importante avant de rompre, l'escalier peut se déformer suffisamment pour que l'usager puisse le percevoir ce qui peut constituer un inconfort. En immobilisant les déplacements en milieu d'escalier, les corbeaux installés en 1887 ont annihilé cette gêne. Les dimensions des marches à leur collet semblent suffisantes pour supporter la charge d'un usager normal. Une étude spécifique modélisant de manière plus réaliste l'encastrement des marches et des contremarches dans les entailles des limons, démontrerait que les contraintes réelles et la flexion des marches sont faibles.    

 

5.3.2 Analyse modale

L'analyse modale permet de calculer les fréquences naturelles ou de résonance de l'escalier (valeurs propres) et les déformées correspondantes de l'ouvrage.

Les ingénieurs ont besoin de connaître ces fréquences naturelles dans le cas où la structure est exposée à des forces d'excitation ce qui est le cas ici quand une ou plusieurs personnes empruntent l'escalier. Les pas pour monter ou descendre, constituent une source d'excitation mécanique périodique. Dans ce cas de figure, l'ouvrage peut résonner et se rompre si les fréquences d'excitation coïncident avec la fréquence naturelle de la structure. Même si une fréquence d'excitation est décalée par rapport à la fréquence naturelle, il est possible aussi qu'elle soit toujours suffisamment proche pour produire des vibrations indésirables.

Il est important de modéliser très précisément la distribution des masses et de la raideur.

L'analyse modale est réalisée avec des conditions aux limites d'encastrements parfaits aux 2 extrémités des limons. La masse de la structure ainsi que sa raideur sont évidement prises en compte. La masse de l'escalier sans les contremarches et le garde corps est évalué par FREECAD à 250,5 kg.

L'étude a permis de calculer les 10 premiers modes de vibration symétriques classés par fréquences croissantes. 

 

5.3.2.1 Premier mode propre de vibration

 L'escalier seul sous son poids propre possède une première fréquence de résonance à 6,385 Hz. Dans ce mode, l'escalier oscille de manière similaire au ressort spirale que l'on trouve dans le résonateur d'une montre. L'escalier s'enroule et se déroule autour de l'axe vertical. Voici 2 vues montrant les déplacements :

Vue de dessus avec déformations amplifiées. La couleur représente l'amplitude des déplacements verticaux (bleu négatif - rouge légèrement positif).










A droite, vue des déplacements amplifiés. La référence au repos est la vue de gauche.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5.3.2.2 Deuxième mode propre de vibration

L'escalier seul sous son poids propre possède une seconde fréquence de résonance à peine plus élevée à 7,788Hz. Dans ce mode de vibration, l'escalier oscille de part et d'autre d'un plan médian horizontal, la moitié inférieure de l'escalier s'inclinant vers le haut quand la moitié supérieure s'incline symétriquement vers le bas. Ce mode sollicite légèrement moins l'escalier par rapport au mode 1 pour des amplitudes similaires.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mode 2 - Vues de face et de dessus des déplacements amplifiés.

 

5.3.2.3 Troisième mode propre de vibration

L'escalier seul sous son poids propre possède une 3ème fréquence de résonance plus élevée à 14,32 Hz. Dans ce mode de vibration, l'escalier oscille à nouveau comme un ressort spirale mais dans 2 axes perpendiculaires entre le haut et le bas de l'escalier. La masse mise en mouvement semble plus élevée et les contraintes obtenues sont sensiblement plus fortes pour des amplitudes de déplacements similaires.

 


 

 

 

 

 

 

 

 Mode 3 - Vues de face et de dessus des déplacements amplifiés.

 

5.3.2.4 Quatrième mode propre de vibration

L'escalier seul sous son poids propre possède une 4ème fréquence de résonance quasiment au double de la précédente à 24,58 Hz. Dans ce mode de vibration, l'escalier oscille à nouveau comme dans le mode 2 mais dans 2 axes perpendiculaires entre le haut et le bas de l'escalier. La masse mise en mouvement est élevée et les contraintes importantes.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Mode 4 - Vues de face et de dessus des déplacements amplifiés.

 

5.3.2.5 Cinquième mode propre de vibration

L'escalier seul sous son poids propre possède une 5ème fréquence de résonance à 32,91 Hz. C'est une valeur élevée peu susceptible d'être générée par des usagers qui empruntent l'escalier. Dans ce mode de vibration, l'escalier oscille avec un fort enroulement du limon intérieur et donc beaucoup d'inclinaison des marches. L'escalier reste globalement dans son axe. La masse mise en mouvement est moindre le mode peut-être moins dommageable.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5.3.2.6 Autres modes de vibrations

Les résultats sont donnés pour information car les fréquences de résonance de ces modes sont jugées trop éloignées des fréquences d'excitation produites par des usagers qui emprunteraient l'escalier :

- Mode 6 : 35,39 Hz

- Mode 7 : 36,82 Hz

- Mode 8 : 41,98 Hz

- Mode 9 : 44,35 Hz

- Mode 10 : 57,93 Hz

 

5.3.2.7 Modification des fréquences de résonance par masses additionnelles

Les fréquences calculées correspondent aux vibrations de l'escalier seul. Lorsqu'un ou plusieurs usagers empruntent l'escalier, ils abaissent les fréquences de résonance du fait de leur masse additionnelle qui accroît l'inertie du système. Deux cas on été considérés :

- cas 1 : 1 personne de 80 kg emprunte seule l'escalier,

- cas 2 : idem avec 3 personnes de 65 kg.

Il est possible avec CALCULIX d'ajouter ponctuellement des masses à la structure à l'emplacement souhaité pour simuler les usagers. Cependant, afin d'éviter de multiples études de sensibilité sur la position de ces masses, l'auteur a préféré étudier un cas unique où les masses sont réparties, fictivement incorporées dans la masse volumique du matériau. Soit pour le cas n° 1 une masse volumique fictive du bois de 593,722 kg/m3 et 800,35 kg/m3 pour le cas n° 2. En résumé, voilà les glissements de fréquence pour les 3 premiers modes :   

- Mode 1 : Escalier seul = 6,385 Hz    - Cas 1 = 5,56 Hz         - Cas 2 = 4,79 Hz

- Mode 2 : Escalier seul = 7,79 Hz      - Cas 1 = 6,78 Hz         - Cas 2 = 5,84 Hz

- Mode 3 : Escalier seul = 14,32 Hz    - Cas 1 = 12,47 Hz       - Cas 2 = 10,74 Hz

Remarque : Les modes propres des cas 2 ne sont pas analogues à ceux des autres cas. Le mode 3 cas 2 vibre comme le mode 1 escalier seul ou cas 1. Et il se rajoute 2 nouveaux modes d'oscillations Mode 1 cas 2 et Mode 2 cas 2 qui donnent lieu à des déformées différentes.

Voici la déformée amplifiée du Mode 1 cas 2 :



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mode 1 cas 2 (en rouge dans le tableau ci-dessus) est jugé le plus pénalisant. Il conduit à une forme de déformée particulièrement redoutable. L'escalier oscille latéralement dans un plan vertical comme un ressort à boudin en embarquant toute sa masse. Sans un amortissement efficace, ce mode conduit à la ruine de l'escalier dont les points de contraintes les plus élevées sont au milieu du limon intérieur et à ses 2 extrémités. Voici la représentation amplifiée de ce mode de vibration :


 



 

 

 

 

 

 

 

 

 


Conclusions de l'analyse modale

Il existe 2 modes de vibration de fréquence assez basses pour être générées par les usagers lorsqu'ils empruntent l'escalier. L'excitation n'est pas réalisable d'un point de vue pratique avec une personne seule mais parfaitement réaliste avec 2 ou 3 personnes qui marcheraient de manière synchrone mais déphasée. 

Même sans atteindre des amplitudes conduisant à la ruine, ces oscillations pourraient atteindre des valeurs assez fortes pour provoquer la chute d'un usager. L'ouvrage devait donc impérativement être immobilisé au moins dans sa partie médiane. C'est ce qui fut fait en 1887 par l'escaliéteur qui a achevé l'ouvrage.

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 6. Conclusions

La conception de l'escalier de la chapelle Loretto avec un limon intérieur hélicoïdal était connue en 1880 dans l'état de l'état de l'Art des escaliéteurs, et ce depuis au moins le XVIIIème siècle. Ce modèle d'escalier fut notamment assez répandu en France à partir de l'Empire et durant tout le XIXème siècle, jusqu'à l'arrivée de l'Art Nouveau avec des escaliers, fruits véritablement d'un travail d'artistes. Le limon de jour à crémaillère avec ses marches débordantes, le classe plus précisément dans la catégorie d'un escalier "à l'anglaise".

L'architecture d'ensemble de l'ouvrage et sa complexité de réalisation, ses dimensions, la nature des entures pourraient caractériser l’œuvre d'un "compagnon" qui maîtrisait bien les règles de l'Art et avait déjà réalisé des ouvrages similaires. L'escalier occupe un minimum de place tout en ayant des caractéristiques d'usage confortables selon le critère universel de Blondel.

Il est très étonnant que l'escaliéteur n'ait pas utilisé le mur de la nef tout proche comme mur d'échiffre, pas plus que la colonne du jubé pour l'assujettir par au moins un corbeau, voire de simples poteaux verticaux positionnés sur le limon extérieur entre les enroulements successifs. Sur ce point, l'ouvrage qui comporte 2 tours complets est en écart aux Règles de l'Art. Il est plus surprenant encore que l'escalier n'ait pas été livré avec un garde corps, le laissant quasiment inutilisable.

Les calculs statiques réalisés ici démontrent que la section des 2 limons assuraient parfaitement la tenue de l'escalier dans sa configuration initiale de 1880, et même si en situation exceptionnelle les déplacements latéraux pouvaient devenir perceptibles à l'usager. Les marges mécaniques sont encore plus importantes dans la configuration de 1887 après la pose des corbeaux et le renfort du garde corps.

L'analyse modale met en évidence 2 modes de vibrations de basse fréquence susceptibles d'être générés par des personnes empruntant l'escalier et pouvant conduire à des oscillations de grandes amplitudes menant à la rupture de l'ouvrage. La pose des 3 corbeaux en 1887 a permis de résoudre ce problème en réduisant les déplacements de l'ouvrage et en supprimant les oscillations intempestives repoussées à de plus hautes fréquences.

Il n'est pas impossible qu'en 1880, lors de la finalisation de la structure de base de l'escalier, les sœurs aient été effrayées par ces déplacements latéraux et ces oscillations de l'ouvrage. Elles ont peut-être décidé de mettre un terme au travail de l'escaliéteur. Mais il est également fort possible que ce soit le manque de fonds qui ait imposé l'interruption du chantier avec un escalier inachevé en 1880, ce qui expliquerait qu'il n'a été terminé seulement que 7 ans plus tard avec la pose de son garde corps et des corbeaux de stabilisation.

Il est concevable que l'escaliéteur ait pu réaliser seul les pièces de l'ouvrage à l'aide de scie, varlope, rabots, ciseaux à bois, et vilebrequin ou chignole. Par contre, il semble bien difficile qu'il ait pu en réaliser le montage seul, même avec échelle, échafaudage et palan.  

 

 
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L'auteur rappelle qu'il ne dispose d'aucun plan de construction de l'escalier ou de cotes conformes à exécution, ni des indications de sciage des poutres, madriers, tasseaux ou planches utilisées. En particulier, il ne dispose pas des dimensions précises des limons qui ont une influence importante sur les résultats des calculs.

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  ETUDE   MECANIQUE   DE   L'ESCALIER DE   LA   CHAPELLE   LORETTO   A   SANTA   FE (Nouveau Mexique - USA)     Auteur : miche...